AMERICAN NIGHTMARE (PG)
Georges Dumas
Si elle n’était pas polonaise et surtout si elle n’était pas née en 1984, date de naissance qu’on croirait prédestinée, on pourrait penser que Weronika Gesicka a appartenu aux services de propagande soviétique et que son travail dans les années 1950 et 1960 a été de saboter consciencieusement l’imagerie qui circulait alors autour de l’American Way of Life. Sa série « Traces » ressemble en effet à un jeu de massacre présentant des scènes de la vie quotidienne apparemment heureuses qui virent au cauchemar.
À partir de clichés issus de banques d’images américaines datant de l’âge d’or des États-Unis qui a suivi leur victoire lors de la Seconde Guerre mondiale, Weronika Gesicka réalise des manipulations et des photomontages qui perturbent les scènes originales pour les transformer en tableaux délirants, souvent drôles, parfois à la limite du surréalisme, et mettant toujours les personnages qui les peuplent à rude épreuve. Aucun n’est épargné, quelle que soit la transformation à laquelle l’artiste recoure : visages tronqués, gribouillés, occultés ou carrément remplacés, corps démembrés, entrelacés, chosifiés ou camouflés, tous ces hommes, femmes et enfants des fifties et sixties sont malmenés dans des situations détournées de leur sens original pour aboutir à des visions étranges que ne renierait pas René Magritte.
Derrière une esthétique empreinte de nostalgie et évocatrice d’une période politiquement et socialement heureuse, une imagerie d’Épinal à la sauce étatsunienne, s’immisce une lecture caustique et parfois inquiétante du rêve américain, qui prend la forme d’un « cauchemar climatisé ». La mise à distance temporelle n’atténue en rien la critique d’une culture matérialiste où l’identité se dissout derrière les stéréotypes de consommation et de vêtement, les caricatures de comportements et de relations : si plus grand-monde ne s’habille ni ne se tient comme dans « Happy Days », le conformisme n’a pas disparu ni avec lui la difficulté à trouver sa place dans la société, dans les rapports sexuels ou les relations familiales. Derrière le masque qui rend semblables les quatre membres qui posent pour un portrait de famille qu’on croirait sorti du film Being John Malkovitch, l’effacement d’une autre famille qui se confond avec la maison qu’elle est en train de faire construire ou encore la transformation par osmose des personnages en ce qu’ils sont en train de faire, telle cette fillette qui devient en partie un assemblage de Lego tandis qu’elle joue avec les fameuses briquettes danoises, ce sont les liens tout à fait contemporains entre l’être et l’avoir, l’être et le paraître ou l’être et le faire qui sont posés sous forme de saynète surréaliste. Cauchemar américain, cauchemar occidental, qui rend douteuse la liberté individuelle toujours proclamée de nos jours…
Weronika Gesicka présentera sa série « Traces » lors de la Biennale Internationale de Photographie Nicéphore+ dont Corridor Eléphant est partenaire. L’édition 2022, qui se tiendra à Clermont Ferrand du 8 au 29 octobre, a pour thème : « Le Corps fragmenté ».
Pour plus d’information :
https://www.festivalphoto-nicephore.com/