top of page

CONFESSION

Jean-Luc Aribaud

Il y a, en chacun de nous, ces deux sentiments étranges liés à notre rapport au monde : le mouvement et la fixité, le désir de fuite et l’apaisement de l’immobilité. Deux choses dans un même cœur, comme si celui-ci n’avait pas assez de souffrance à se savoir éphémère.
Très longtemps, la photographie a été pour moi ce petit monde en arrêt, ce périmètre rassurant où bataillent les armées du signe. Et j’ai toujours un peu honte à avouer cela : mes boîtes à gâteaux secrètes ont d’abord abrité mille capsules colorées et d’innombrables couches de timbres-poste, avant d’être mes coffres-forts à images. Oui, je fus collectionneur de tout et de rien, coupable, tout de même, de vouloir rassembler en quelques objets dérisoires tout le fourmillement du monde, d’épingler comme un apprenti sorcier l’espace et le temps lui-même. Les photographies ne vinrent que plus tard, lorsque le corps se sachant atteint par je ne sais quelle perdition, voulut, un peu naïvement, poser sa signature. Je découvrais alors ces horizons infinis, ces chemins de traverse où les ornières de la réalité m’attendaient de toute leur traîtrise : en un seul déclic, j’arrêtais le temps, je figeais l’espace et, dans la même seconde, je m’égarais en eux, ne voulant pas admettre que j’étais fait de la même essence et, surtout, de la même indétermination.
À chaque photographie qui se prend, c’est un peu d’ordre gagné sur rien, sur notre incapacité à penser le chaos. Un peu de lumière, quelques bribes d’obscur, ainsi naissent comme des fleurs nos douces illusions. Mais comment être dupe et ne pas voir que chaque image taillée dans l’ordre des choses est l’épreuve nécessaire et la preuve irréfutable de ce qui ne sera jamais ? Une douleur en allée, un fil tendu entre les deux réels : celui de la matière et celui de l’âme, l’un dont on dispose à l’infini, et l’autre, difficilement représentable, imaginaire absolu, mystère de l’histoire qui nous fait et nous défait. Il y a dans toute photographie cette simultanéité propre à la fragilité de la vie ; et cette fragilité terriblement humaine brise la distance et pousse doucement vers l’invisible. Nous croyons prendre, tenir dans le creux de la main, être les garants de l’immobile. Pourtant, nous ne faisons que tendre vers quelque chose et par manque de mots, nous appelons cette vacuité l’innommable.
Les photographes sont des passeurs de songes. Ils vivent dans le clair-obscur d’une frontière où le jeu des miroirs finit toujours par les ramener à eux-mêmes, désespérément seuls, dans le grand désert de l’absence. Et puis l’image ne sera jamais comme le mot, à la fois symptôme du manque à être et convention adoptée pour échapper à la solitude originelle. Elle n’est pas le fruit d’une peur ancestrale, mais – il suffit de se souvenir de Narcisse – celui d’un orgueil incommensurable, le premier signe d’une bien étrange douleur : donner à voir, en une fraction de seconde à peine, la pensée en image, et prouver s’il le faut l’étonnant phénomène en offrant aux yeux du voyeur ébahi l’immédiate réalité que mille mots mille fois combinés n’auraient su reproduire... En ignorant dangereusement l’essentiel : révéler n’est pas amener à la pleine lumière, mais jeter au contraire une ombre nouvelle sur les choses.
Alors, le déclic savoureux de chaque photographie rythmant le grand silence d’être nous remplit de tendresse ; et nous finissons toujours par aimer deux fois ces images capricieuses, pareilles à ces enfants que l’on aime à l’instant du coucher et, plus tard, dans l’éloignement de ce sommeil qui nous demeure à tout jamais inaccessible. Nous les aimons si fort parce qu’elles portent en elles l’empreinte indélébile des deux réels, le renoncement à l’image intérieure, et l’attachement indécelable à la matière. Elles ne pourront jamais dire ce qu’il faut dire de l’être, car le commencement où elles prennent vie et identité n’appartient pas à l’homme. Mais accepter cette faiblesse c’est en multiplier la force du signe. Celui qui, dans le cercle de la lampe, ordonne les grains de riz, ordonne aussi le monde. À condition d’être assez humble pour ne jamais le croire.

bottom of page