ERWIN BLUMENFELD : UN PHOTOGRAPHE AMATEUR
Catherine Raspail
Né juif allemand à Berlin à la toute fin du XIXe siècle, il meurt à Rome, citoyen américain, à l’extrême fin des années 60.
Erwin Blumenfeld a traversé les turbulences du XXe siècle avec une conviction en poche : être un photographe amateur. Pour lui, cela désigne « un passionné, une âme libre qui photographie ce qu’il aime et qui aime ce qu’il photographie. »
Amateur, il le fut à ses débuts en 1932 lorsqu’à Amsterdam, son commerce de maroquinerie périclite et que, découvrant un appareil à soufflet et un laboratoire dans l’arrière-boutique, il se met à tirer le portrait de ses clients.
C’est une dentiste qui le propulse dans le milieu artistique parisien. Geneviève, fille du peintre Georges Rouault, est en voyage de noces à Amsterdam quand elle découvre ses images en vitrine. Elle décide d’exposer les portraits dans sa salle d’attente.
Blumenfeld déménage dans la capitale en janvier 36 et n’a de cesse de portraiturer des personnalités, les cathédrales de Rouen ou de Paris, les sculptures de Matisse, les objets africains du futur Musée de l’Homme.
Mais avant cela, il y eut l’arrivée au pouvoir d’un certain Hitler en Allemagne : Blumenfeld réalise une série de photomontages ou Visage de l’horreur (Grauenfresse) en superposant un crâne et le visage du Fürher.
En 1937, il fait la couv. du magazine Votre beauté.
La même année, il pose son appareil dans l’atelier de Maillol et shoot les sculptures en plâtre. Il superpose les prises de vue, inverse les valeurs sur un tirage, travaille de plus en plus rapproché. Il répond à une commande du critique d’art et éditeur Tériade qui publie la série ainsi que des clichés de Brassaï dans Verve, la nouvelle et luxueuse revue d’art en décembre 1937. Dans le n°2, on le retrouve en compagnie de Matisse, Miro, Man Ray dont il s’inspire dès 1936 au travers de ses expérimentations.
L’art l’attire depuis longtemps . Sous le pseudonyme de Jan Bloomfield, il s’associe en 1920 à son ami Paul Citroën : ils se proclament responsables de la Centrale Dada pour les Pays-Bas.
Une tête de veau achetée dans une boucherie parisienne lui permet de composer des photographies autour de l’image du Minotaure. Elles seront publiées en juin 1938 dans le n°82 de Paris Magazine. Picabia s’en inspirera pour son huile sur carton de 1941-42 : L’Adoration du Veau.
Il est très vite publié dans des revues comme Arts et Métiers graphiques ou XXe Siècle.
Sa grammaire moderne séduit, ses cadrages serrés, ses compositions audacieuses, ses superpositions. Il se lie d’amitié avec Henri Lehman, anthropologue d’origine allemande qui travaille au Musée d’Ethnographie du Trocadéro. Il réalise des clichés de l’institution en rénovation qui rouvre en 1938 : le Musée de l’Homme.
Les années 1938-39 seront pour Erwin celles de la recherche et de la photographie de mode. Le corps féminin devient l’objet d’expérimentations formelles. Le photographe britannique Cecil Beaton admire son travail et le présente à Michel de Brunhof, rédacteur en chef de Vogue Paris qui l’engage.
Il produit alors une série d’images comme celle, célèbre, du mannequin en équilibre sur la Tour Eiffel qui sortira dans le numéro de mai 1939 puis dans Harper’s Bazaar du 15 septembre de la même année.
Blumenfeld utilise des voiles, des verres dépolis, des miroirs, des éclairages sophistiqués qui façonnent sa démarche plastique. Cela ne lui suffit pas : il retravaille l’image au tirage en s’aidant de masquage, de surimpression, de solarisation, de réticulation. « Pour moi, la plus grande magie du XXe siècle, c’est la chambre noire. » Il multiplie les effets jusqu’à dépersonnaliser ses modèles : ses compositions deviennent quasiment des abstractions.
1940 le désigne comme « ressortissant du Reich ». Il est interné dans des camps en France. Blumenfeld, juif allemand, fervent anti-hitlérien, réussira grâce à ses relations au Harper’s, à Vogue, Life...dont il est le collaborateur, à obtenir un visa d’urgence pour lui et sa famille.
1941 : il plonge dans la couleur (il en est le précurseur) et l’univers de la mode new-yorkais. Il intègre l’équipe du Harper’s, reprend ses techniques parisiennes et les perfectionne. Son répertoire est d’une grande originalité, il recherche la simplification des lignes et l’économie des formes. La couleur lui offre de nouvelles possibilités. En 1943, il ouvre son studio sur Central Park South. Il quitte le Harper’s Bazaar en 44 et se retrouve sur les couvertures de prestigieux magazines.
Il répond à des commandes publicitaires et souligne la difficulté à imposer ses conceptions à des DA guidés par des objectifs commerciaux : « J’introduis l’art en contrebande. »
Il poursuit ses expérimentations personnelles autour du corps féminin, explore les formes, les couleurs, le mouvement. Il maquille souvent lui-même ses modèles, combine image positive et image négative, fragmente au moyen de miroirs, sèche le négatif humide au réfrigérateur pour obtenir une cristallisation. Il sature les couleurs, décompose, filtre, colle ton sur ton.
Blumenfeld, fabricant d’images, a cherché à sonder tous les possibles de la photographie. Il souhaitait (et a sans doute réussi) faire apparaître la nature inconnue et cachée de ses sujets. Éloigné de toute préoccupation réaliste, il dévoile dans ses créations, le mystère de la réalité.
Erwin Blumenfeld, photographe amateur, passionné d’art et de littérature, migrant pour qui « les patries lui étaient étrangères » fait partie de la collection permanente du Rijkmuseum d’Amsterdam.