L'ART DES INTERSTICES
Georges Dumas
« Tout le monde peut en faire l’observation en se promenant en forêt. Le sous-bois demeure sous-bois tant qu’il y a de grands arbres au-dessus. Il faut faire avec, durer, s’en accommoder. Telle est la psychologie des plantes de sous-bois.
Les artistes que je fréquente ressemblent à ce genre de végétaux. Ils sont fauchés. Ils vivotent. Ils se débrouillent. Toute leur vie, ils attendent une reconnaissance qui ne vient jamais. Ils persistent. Ils s’acharnent. Parfois, ce sont juste des entêtés narcissiques très cons, voire tout à fait nuls. Néanmoins, dans l’ensemble, ils m’impressionnent par leur capacité à survivre, à résister et à créer. Au fond, j’éprouve à leur égard un mélange de sympathie et d’admiration. »
Celui qui a écrit ces lignes publiées en 2017 sait de quoi il parle : Pierre Lamalattie est en effet lui-même plutôt une plante de sous-bois, talentueuse et prometteuse mais n’ayant jamais réussi sa percée au-dessus de la canopée, que ce soit dans le monde de l’édition ou celui de l’art contemporain. Pas du tout un inconnu : avec quelques jolis succès allant au-delà de la simple estime, modèle partiel d’un des personnages de la Carte et le territoire de Houellebecq dont il fut longtemps l’ami et signature d’un mensuel influent, Pierre Lamalattie s’est fait un nom dans le paysage médiatique. Mais un petit nom seulement, un nom qui, parmi les milliers qui sont prononcés chaque jour, ressemble à un murmure qui n’a pas réussi à s’imprimer dans la mémoire de la plupart de ceux qui l’ont lu, vu ou entendu. Nouvelle preuve s’il en était besoin que l’axiome « winner takes it all » analysé par Nassim Nicholas Taleb dans son Cygne noir se vérifie à tous les coups : quand il s’agit de succès, de renommée, de gloire, il n’y a pas de valeurs moyennes, uniquement des valeurs extrêmes, c’est tout ou rien, selon une courbe exponentielle, et pour cela, il faut se situer paradoxalement à l’une des extrémités de la fameuse courbe de Gauss, totem des prévisionnistes incapables d’anticiper les accidents et les imprévus. Sauf que, si un Houellebecq a déjà émergé, un Lamalattie ne peut plus le faire si son écriture et sa vision du monde en sont proches, quel que soit son talent : l’accident Houellebecq empêche la survenue d’un accident du même genre, comme l’accident J.K. Rowling exclut l’émergence d’une nouvelle histoire de sorciers synonyme de succès intergalactique.
D’où il ne faudrait pas conclure que l’absence ou la médiocrité du succès que rencontrent les artistes devrait les conduire à renoncer. D’ailleurs, les vrais artistes, ceux qui ont leur art chevillé au corps, ne renoncent que rarement. Ils peuvent faire des pauses, avoir un boulot alimentaire, vivre pauvrement, vendre leurs œuvres pour une bouchée de pain, mais ils n’abandonnent pas, ils continuent à creuser leur sillon, souvent loin des regards, dans une discrétion qui frise la clandestinité si on la rapporte à l’extraversion des influenceurs de réseaux sociaux. Ils cherchent et trouvent un abri où ils peuvent poursuivre leurs recherches, leur cheminement, leurs réalisations, minables comme grandioses. Une recherche d’abri que Lamalattie assimile à l’art des interstices tout au long de son gros roman éponyme, qui aurait pu être deux fois plus court ou quatre fois plus long tant le fil rouge du récit, l’évolution de la fille du narrateur après ce qui ressemble à une tentative de suicide, s’efface devant la succession de visites chez des artistes en tout genre qui sont le véritable sujet du livre. Dans la normalisation totale qui a aplati et aseptisé le monde, qui l’a rendu lisse et uniforme, l’auteur va explorer les anfractuosités, les trous, les cachettes où se nichent ceux qui disent non, qui voient autrement, qui interprètent le monde avec une sensibilité et une intelligence qui ont échappé au grand formatage. Phénomène minoritaire qui passe largement sous les radars du grand public, mais phénomène bien réel et vivant, dynamique et vivace, et suffisamment répandu pour constituer une contre-société, ou du moins une société parallèle dans laquelle il est permis de s’aventurer pour faire des découvertes et cultiver son propre goût.
Vivre dans l’ombre des grands arbres empêche de grandir pleinement soi-même, mais vivre à l’ombre des hautes futaies protège également, et pourrait bien constituer un havre inattendu de liberté dans un monde où la mort sociale guette ceux qui sont surexposés médiatiquement et qu’un bad buzz peut engloutir en trois clics. Gloire surveillée sous les feux de la rampe ou liberté discrète au creux d’un interstice, voilà certainement une des nouvelles alternatives du panoptique contemporain dans lequel nous vivons.