LA CITÉ NUMÉRIQUE : « FUCK CONTEXT » OU CONCEPT FOU ?
Jean-Paul Gavard-Perret
Franchir la frontière du réel, modifier les manifestations visibles, transformer leur perception, voici ce que propose le monde numérique. Et, à travers lui, un hybride urbain surgit progressivement entre réalités physique et virtuelle. On appelle cela parfois la « ville numérique », riche d’implications pour l’architecture. Elle offre au citadin autre chose qu’une ville de frustration car peuvent surgir des « phosphorescences mystérieuses où sur les ruines du réel se redessine une architecture admirable nourrie de la clarté »1 . Déjà, des surfaces deviennent – de Times Square à Shangai – des terminaux géants.
À ce titre, dans Lost in Translation de Sofia Coppola, Tokyo fut montré sous un angle qui jusque- là était resté inédit. Le personnage incarné par Scarlett Johanson est fasciné par les amorces de la ville numérique. Un dinosaure traverse une façade. Sur une autre, la «touriste» esseulée assiste au passage d’une troupe d’éléphants gigantesques. L’image numérique rend hyperréaliste ce qui soudain semble échapper à la fiction et s’apprête à devenir une pratique ludique offerte aux passants déjà presque blasés par les nouveautés technologiques. Elles se retrouvent dans le film, un peu plus tard et avec le même regard, au sein d’une salle de jeux numériques où l’omniprésence d’un virtuel est patent. Tout dans la ville crée donc un monde parallèle qui double celui du quotidien.
Certes, l’architecture n’est pas encore au point de transformer les données structurelles des cités. Elles ne vont pas devenir par le numérique plus décentralisées et suburbaines. L’inverse même est en cours : l’hypercentralisation des mégalopoles est en marche à Manhattan comme dans le cœur de toutes les grandes capitales du monde. Si bien que les possibilités d’ouvertures offertes en théorie par les délocalisations numériques (achats sur Internet, télé-travail) ne renversent pas les relations des centres à leurs périphéries. Néanmoins, les architectes inventent des perspectives inédites. L’enthousiasme ou le catastrophisme entourent leurs propositions. Mais le fait est là : l’enjeu de nos sociétés et de nos villes tend à se modifier sous l’impact du tout numérique. Il crée une dimension individuelle accrue et modifie la perception du réel. La ville est désormais faite des situations que les technologies numériques optimisent pour le pire ou le meilleur.
Celles-ci permettent le renforcement de l’identification des individus. Biométrie assistée par ordinateur, géolocalisation, vidéo-surveillance, téléphones portables donnent l’occasion de suivre les mouvements de millions de personnes. Il est possible de repérer les individus mais aussi de gérer les flux de population. Et certains architectes thaumaturges imaginent déjà des espaces fondés sur l’identification et la surveillance avec l’invention de dispositifs panoptiques beaucoup plus performants et ce avec l’accord des usagers. Ceux-ci y trouvent une incitation à la protection mais aussi une manière de s’exhiber sur les réseaux locaux... Le désir de sécurité se double d’un narcissisme exacerbé. La surveillance constitue en conséquence une nouvelle plateforme de monstration spontanée ou non, privée ou publique. L’architecture peut – ou non – l’optimiser.
Elle a toutefois la possibilité de proposer d’autres développements dont la création d’environnements sensoriels stimulants. Le numérique permet de voir, entendre, toucher, sentir de manière différente à travers des mises en scène et en jouant sur les matériaux, les couleurs, les lumières. Une telle architecture expérimentale numérique est déjà présente avec le luxe du « Grand magasin JohnLewis ». Sous le«monstre»architectural du « Rolex Learning Center » de Lausanne, Rudy Decelière a présenté une production à base de sons concrets. Connectés entre eux, 851 modules « Synthnodes » (petits synthétiseurs sonores) ont diffusé les sons d’une eau courante. D’où l’impression qu’une rivière inversée coule « en hauteur » pour renforcer l’idée que l’architecture est réactive et « métaboliste ».
Elle permet de franchir des seuils et reste au service de rapports complexes. À mi-chemin entre le poème et la science, dans une optique chère à Éric La Casa, Decelière a ajouté un univers visuel à l’entreprise sonore. La masse de béton était constellée par la mosaïque des formes répétitives et géométriques des modules. L’espace devient un temps et un paysage imaginaire. Ce travail prouve l’omniprésence d’un virtuel capable de construire un monde parallèle à celui du quotidien par des phosphorescences sonores qui redessinent l’architecture dans et de la ville.
Dans tous ces projets, l’accent mis sur le luxe. Ce n’est sans doute pas satisfaisant d’un point de vue politique et social. Le luxe renforce les clivages sociaux et se moque en grande partie des impératifs de partage, de développement durable. Néanmoins jaillit l’idée d’une cité des sens et des sensations qui prend en charge les questions de textures et d’ornements, leur valeur hypnotique et tactile. Cette architecture agirait donc directement sur l’individu au lieu d’emprunter le détour de la symbolisation, de la « monumentation ».
Cela touche non seulement les rues de la ville mais l’intérieur de ses bâtiments par la création d’interfaces entre réalités physiques et électroniques. Jeff Huang a imaginé des pièces de manière à ce qu’une moitié des participants soit physiquement présente tandis que l’autre le soit de manière virtuelle. Diller et Scofidio ont proposé l’esquisse de bâtiments flous (« Blur Building ») dont la segmentation serait pilotée par téléphone portable afin de répartir les habitants dans le bon espace... Se crée ainsi une utopie architecturale modulable à l’infini. Des avancées formelles et technologiques sont donc possibles, loin d’une facticité aguicheuse et de la stricte « façade ». À l’imaginaire des concepteurs devrait répondre celui des usagers.
L’architecture ne cannibaliserait donc plus l’humain au profit de « l’effet » là où l’espace deviendrait temps. Il est donc nécessaire de ne plus la considérer de manière archaïque sur le simple mode du « hardware ». Elle n’est pas qu’un simple supplément du monde électronique. Elle peut, en agissant par et sur celui-ci, réinventer la ville, ses représentations, ses relations. Ainsi, le concept de « Living City » a été créé dès 1963 par le mouvement d’avant-garde Archigram en s’inspirant de l’interprétation situationniste de la ville considérée comme une matrice dynamique dont les mégastructures sont des dispositifs destinés à promouvoir des situations et des interactions. Les outils numériques peuvent donc renforcer la perception des villes en tant que territoires ou espaces « évènementiels ». Les cités du futur ne seraient plus ce qu’elles sont mais ce qui y arrive dans une perspective avènementielle débarrassée du monument à l’inverse de ce l’architecture classique a enseigné.
La nouvelle se pense de plus en plus – du moins dans ses formes les plus avancées - comme une action et non une substance, une prise de position et non une collection d’objets. Dans cette perspective, le numérique permet d’aller plus loin en ne se contentant plus d’offrir un pur cadre fonctionnel ou à l’inverse du symbolique monumental. Se retrouve là un vieux rêve qui répond à l’idée que Rem Koolhass a proposé au sujet de Manhattan dans son livre fondamental New-York Delire : la ville aurait été construite selon lui sur le modèle de Cosney Island... Or, désormais, une ville ludique émerge. Ses « tours » n’auraient plus de significations en elles-mêmes et en feraient un parc d’attractions éloigné de toute contextualisation. Cette option « Fuck context » (Koolhaas) esquissé dans la conception de Manhattan apparaît de manière postmoderne avec«D-Tower» de Lers Spuybroek. Sa couleur change en fonction du sentiment des habitants sollicités via Internet.
S’il y a une issue à la ville numérique c’est peut-être là qu’il faut gratter. Une telle vision « interactive » permet d’ouvrir le monde à la poésie. Les architectes osent alors s’affranchir de la seule
valeur d’usage ou de symbole. Leur art reste en conséquence une discipline susceptible de donner sinon un du moins du sens à la réalité virtuelle en contribuant à son élucidation. L’architecture aux prises avec le numérique prouve que lorsque elle renonce aux dispositifs panoptiques pernicieux elle fait pousser des champignons hallucinatoires à la troublante curiosité...