NE PLUS EN CROIRE SES YEUX
Georges Dumas
Même si, dès l’origine, personne n’a jamais vraiment cru à l’objectivité absolue de la photographie, sa nature de procédé technique, mécanique, a longtemps donné l’illusion qu’elle se rapprochait d’une représentation fidèle de la réalité. Si l’on en croit l’effroi rapporté des spectateurs de L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat , il en a été de même pour le cinéma, même si ce dernier a gagné ses galons artistiques avant sa devancière fixe. La diffusion croissante de ces deux médias a d’ailleurs radicalement changé le rapport à l’histoire, l’image acquérant valeur de preuve, une preuve sensible et non plus seulement rationnelle : un seul cliché de prisonniers de camps de concentration ou de victimes de bombes au napalm sera plus parlant pour le commun des mortels que d’épais livres d’histoire.
Le problème, c’est que, d’une part, une photographie n’est ni objective ni forcément authentique, et, d’autre part, que les sens nous trompent. Ou, pour le dire autrement, que nous sommes tous susceptibles de nous faire abuser par les images, qu’elles soient ou non manipulées, qu’elles se veuillent documentaires ou de propagande. Rien que de très banal dans tout ce qui précède, à ceci près que depuis quelques années, de profonds changements de société sont à l’œuvre, dont la crise sanitaire liée au SARS-COV-2 et la guerre en Ukraine ne sont que les derniers avatars accélérateurs. Un monde nouveau émerge à bas bruit, dans lequel tous les aspects de la vie humaine telle que nous la connaissions sont remis en cause sans véritable débat démocratique. Et tout cela peut advenir, c’est parce que la notion même de vérité a elle aussi changé, et avec elle, pour ce qui concerne le monde occidental, la pluralité et la liberté d’expression qui en était l’indissociable corollaire.
Il convient à ce stade de préciser que l’auteur de ces lignes avait 14 ans au moment de la chute du Mur de Berlin et du début de l’effondrement du bloc soviétique. En 1989, pour la première fois l’histoire se déroulait en direct sur les écrans de télévision, sans médiation ou presque, sans recul. L’actualité n’était plus un événement qu’on rapportait mais un spectacle qu’on vivait en direct. De manière symptomatique, c’est la 5, une chaîne appartenant au roi du divertissement et de la téléréalité en Italie, Silvio Berlusconi, qui a inauguré les directs sans interruption que les chaînes d’information en continu ont depuis rendus banals. Nous avons ainsi vécu minute par minute le démantèlement du mur qui coupait la capitale allemande en deux depuis 1961, mais surtout la découverte des charniers de Timişoara puis l’exécution par balles des époux Ceauşescu. Toutes les personnes qui ont assisté à ces événements se souviennent des images ; il est fort à parier que beaucoup croient toujours qu’il y avait des charniers à Timişoara alors qu’il s’agissait d’une grossière manipulation, d’une action de désinformation destinée à accélérer la chute du régime communiste roumain tout en gagnant les faveurs du public occidental.
Depuis lors, la société du spectacle diagnostiquée par Guy Debord n’a cessé de s’étendre en surface et en profondeur, chantée en 1991 par le Québécois Jean Leloup dans sa célèbre chanson 1990 qui fait écho à la première Guerre du Golfe retransmise en direct par CNN :
[…] il y a des missiles patriotes
dirigés par ordinateurs
sony fuji et macintosh
se culbutent dans les airs le rush
la guerre technologique fait rage
c'est un super méga carnage
attention voilà les avions
qui tirent
c'est l'heure de l'émission
en 1990
c'est l'heure de la médiatisation
en 1990
c'est l'ère de la conscientisation[…]
On passe sur les guerres de Yougloslavie, du Kosovo, en Afghanistan, en Irak, en Lybie, en Syrie, en Crimée, sans compter le 11 Septembre et les différentes Intifadas, les attentats terroristes partout dans le monde, les persécutions des Ouïghours et des Rohingyas, etc. : leur photogénie et leur proximité avec les intérêts occidentaux ont dicté leur couverture médiatique et leur durée de traitement dans les actualités. On sait que l’OTAN a agi sans mandat au Kosovo, on sait que Saddam Hussein n’a jamais possédé d’armes de destruction massive, on sait que les Talibans avaient été armés par la CIA dans les années 1980, mais ce savoir ne vaut rien, ne pèse rien face au spectacle des armes et de la morale occidentale érigée en modèle universel.
Après tout cela, on devrait être vacciné contre les impulsions des va-t-en-guerre et la propagande dégoulinant de moraline utilisée pour déclencher des conflits, on devrait avoir le regard éduqué et ne plus croire toutes les images qui nous sont proposées, on devrait avoir l’émotion un peu moins prompte sans pour autant devenir cynique, et pourtant il n’en est rien, car la société du spectacle est devenue totale, anéantissant toute qualité s’écartant du divertissement, tout pas de côté divergeant du mouvement général. Une nouvelle ère a commencé dans la plus grande discrétion, il y a quelques années, une ère de post-vérité, de post-information, de post-liberté, où tout est susceptible d’être fake, mais où seuls ceux qui possèdent la puissance médiatique décident de ce qui l’est ou pas pour le grand nombre. Une ère où il n’est plus possible de faire confiance à qui que ce soit, et où pourtant il faut bien se fier à quelqu’un ou à quelque chose tant le doute absolu est inhumain, invivable.
La victoire du spectacle sur la vérité, du virtuel sur le réel, est tellement écrasante que la nouvelle étape qui nous est proposée est de se jeter à corps perdu dans le metaverse. Nouvelle étape de la déréalisation du monde qui nous rapproche doucement mais sûrement de la Matrix inspirée par les travaux de Baudrillard, nouvelle étape dans la dégradation de l’authenticité des images : à l’heure où les deep fakes se multiplient pour nous faire prendre des vessies pour des lanternes et nous faire croire au bombardement de Paris dans le but d’apporter notre soutien Volodymyr Zelenzki, on en vient à se demander si, pour ne pas perdre tout à fait pied et tomber dans un monde parallèle, il ne nous reste plus qu’à devenir iconoclaste et à détruire toutes les images, fixes et animées, pour ne plus en croire nos yeux…