SOUVENIRS D’ENFANCE, SANS SUCRE
Georges Dumas
L’enfance est un monde piégé, à cause des adultes et de leur regard d’adulte. Après les complaisances pédophiles des années qui ont suivi Mai 68 et l’extrême sévérité morale qui marque en retour notre époque contemporaine dès qu’il s’agit de sexualité, a fortiori enfantine ou adolescente, il devient à peu près impossible de parler librement de cet âge qui va de l’apprentissage de la parole à celui de son corps, et plus impossible encore de le montrer. C’est pourtant ce que fait Frédérique Felix-Faure dans sa série au long cours intitulée « Il ne neige plus ».
Loin des albums photo habituels qui recensent presque uniquement les moments de bonheur obligatoire ou les événements convenus, entre anniversaires et vacances en passant par les goûters avec les copains et les visites à Disneyland, le noir et blanc brut et incisif de la mère photographe (ou photographe mère) vient saisir ces autres temps de l’enfance qui ne font généralement pas partie de l’histoire autorisée, de la mémoire consacrée, ces temps où un frère et une sœur s’ennuient, prennent un bain, courent sous la pluie, dorment contre une vitre, crient, se font un câlin, se déguisent, se blessent, rient, boudent, font les fous, ces temps où, tout simplement, un petit garçon et une petite fille vivent leur vie d’enfant, dans toutes ses dimensions, et, de cliché en cliché, grandissent insensiblement et habitent comme ils peuvent un corps qui change.
Ce qui dérange dans cette série, ce qui arrête le regard, ce qui provoque la surprise, parfois un certain malaise, c’est la nudité de corps enfantins où la sensualité plane, où la sexualité affleure, où la violence émerge. Cette nudité, très éloignée de l’érotisation de David Hamilton, perturbe le spectateur parce qu’elle devenue inhabituelle en tant qu’objet de représentation. Tous les parents du monde ont vu leurs enfants nus, mais cela ne se montre pas, cela ne se montre plus. En lui consacrant une part importante de sa série en trois chapitres, Frédérique Felix-Faure attire notre attention sur le fait que l’enfance, c’est d’abord un corps qui se transforme et se fait le territoire de nombreuses expériences, le théâtre quotidien de l’apprentissage de soi, de l’image qu’on se forme quant à soi-même et qu’on renvoie vers l’extérieur. Une éraflure devient une blessure christique, un affalement devient un alanguissement balthusien, un assoupissement devient une extase. Tout dépend du jeu que l’enfant se joue à lui-même et à son entourage, et tout dépend du regard de celui qui pose les yeux sur les clichés. L’enfance n’est pas l’âge du sucre et de la guimauve, elle n’est pas synonyme de pure innocence, elle est juste une longue parenthèse de découverte totale jusqu’au jour où la petite fille et la mère qui la photographie prennent conscience que ces seins et ce sexe sont ceux d’un être qui a déjà basculé de l’autre côté et qu’il est temps de refermer l’album.
Site de l’artiste : https://www.frederiquefelixfaure.com/
Frédérique Felix-Faure présente sa série « Il ne neige plus » à la Biennale Internationale de Photographie Nicéphore+ dont Corridor Eléphant est partenaire. L’édition 2022, qui se tient à Clermont Ferrand du 8 au 29 octobre, a pour thème : « Le Corps fragmenté ».