top of page

UNCARNÉ OU LE PRIX DE LA CHAIR HUMAINE

Georges Dumas

Pour des millions de gens, le lien entre une bavette d’aloyau ou une aiguillette et un bœuf ou un poulet n’a rien d’une évidence. La présentation sur un étal de boucher ou la mise en barquette sous cellophane a un tel effet déréalisant que, pour quiconque n’ayant jamais été à proximité d’un pré, d’une basse-cour ou du salon de l’Agriculture, la relation entre l’animal vivant et le produit carné qui lui est proposé à la consommation a tout d’une abstraction.

C’est un peu cette même sensation d’irréalité que l’on ressent en découvrant pour la première fois la série Uncarné de la photographe A.NA. Selon un dispositif très sobre utilisé pour tous les clichés, ce sont des morceaux de chair humaine qui sont donnés à voir, hors sol, comme flottant dans un espace noir : le produit et rien que le produit. Ce même produit dont Malaparte se demandait combien il coûtait à la livre dans son roman La Peau : cette chair humaine à l’ère des abattoirs industriels et de la consommation de masse, que vaut-elle vraiment, que représente-t-elle encore ?

Vue de manière volontairement partielle, sans tête ni visage, sans jamais de vision d’ensemble ou de silhouette, la chair humaine, qui est présentée dans un clair-obscur aux tons éteints, légèrement bruns, évoque autant une viande de chambre froide flamande du 17ème siècle qu’une eucharistie nocturne où la transsubstantiation ne se serait accomplie qu’à moitié. Rien de cru ou de choquant dans l’esthétique adoptée par l’artiste : si certaines images évoquent vaguement par leur mise en scène les carcasses de Soutine, Bacon ou Fautrier, leur traitement graphique, doux et presque monochrome, atténue la violence du propos et rend agréable ou mystérieux à l’œil ce qui pourrait n’être qu’un étalage complaisamment provocateur d’une nudité brute.

Uncarné présente le corps, sous tous les angles, dans tous ces morceaux, plus ou moins appétissants, gras ou maigres, morceaux choisis et bas morceaux. On en reconnaît certains du premier coup d’œil, d’autres sont plus difficiles à identifier. Le corps, mélange de peau, de chair et d’os, est fragmenté et n’offre que des parties d’un tout qu’on peine à reconstituer ; l’humain, encore palpable, empêche qu’on puisse tout à fait se demander dans quel morceau on aimerait planter ses crocs. Pour combien de temps ? L’invitation au festin est belle, la table est mise de manière élégante, le sacrifice offert semble faire écho à ceux de l’Antiquité : pourquoi hésiter ?…


A.NA présentera la série Uncarné lors de la Biennale Internationale de Photographie Nicéphore+ dont Corridor Eléphant est partenaire. L’édition 2022, qui se tiendra à Clermont Ferrand du 8 au 29 octobre, a pour thème : « Le Corps fragmenté ».
Pour plus d’information : https://www.festivalphoto-nicephore.com/

bottom of page