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VÉRONIQUE  SABLERY : DÉCALAGES

Jean-Paul Gavard-Perret

Ce ne sont pas les choses vues qui donnent aux photographies de Véronique Sablery une poussée créatrice. Elles ne sont pas faites pour commémorer ni pour rapatrier vers un Eden artistique.  En aucun cas leur créatrice ne les réduit à de petits traités d’archéologie du fugace. Elle a toujours su aussi écarter la tentation de l’exotique, du raffiné en préférant l'épure d'un langage qui nous ramène dans l’ici-bas de notre inconscient où s’ébrouent les multiples avatars encore non mis à nu de nos désirs et de leurs revers et cette nostalgie insécable de l’origine dont ils ne malaxent que l’écume. De plus, l'artiste a compris qu’il ne faut jamais rechercher le prétendu marbre de l’identité supposée mais sa terre friable, celle qui nous fait face dans le réel comme dans l’illusoire au sein d’un jeu de piste dont on ne connaît ni le point de départ (cette fameuse "nuit sexuelle" dont parle Quignard), ni celui d’arrivée. Bref la photographie, la "vraie", ne mène pas où l’on pense accoster. Et Véronique Sablery descend, descend, elle n'a pas peur que la terre lui manque et ne craint pas sa force de gravité. C'est sans doute pourquoi ses photographies "creusent" et  font exploser l’âme par les corps qu’elles exposent.

Véronique Sablery permet d’atteindre ou de pénétrer ce qu’il en est de la trace car elle  pense vraiment par un langage qui multiplie les prises et se découvre en avançant tandis qu'elle s’enfonce avec son regard vers son sujet "comme à la limite de la mer un visage de sable" (Michel Foucault) où vient "s’échouer" l’épure de ses portraits et de ses paysages. L’être soudain se voit en une image primitive et sourde. Il se découvre en cette chair plate, blanche, noire et ses dégradés de gris. L’être soudain capté n'est plus figé ou capturé : il sort de lui-même. Mais il y a plus : du "fond" de telles photographies se saisit l'absence, l'absence elle-même est donnée comme présence absolue - le mot absolu est ici à sa place puisqu'il signale la séparation éprouvée dans toute sa rigueur (l'absolument séparé). En cet abîme les travaux de Véronique Sablery appartiennent plus à l'espace de la vie qu'à celui de la mort même si la photographie est selon Beckett "Cette l'erreur essentielle dont on ne se remet pas, dont on ne sort pas vivant - même si on met longtemps à le comprendre" (Beckett).

Certes à l'inverse des autres arts plus "plastiques" la photographie joue contre le temps, sépare, divise, défait. Elle ne renvoie pas à la réalité mais à son fantasme. Elle n'inclut pas de vérité d'autant que la vérité n'a pas à être dite ou connue - elle ne peut pas se connaître elle-même : la rigueur vitale l'exclut. Qu'elle s'intéresse aux prisonnières de la Maison d'Arrêt de Rennes, aux figures de Saintes ou, comme pour cette exposition, à la Sainte Face ( à partir des peintures du XVIIème siècle de Philippe de Champaigne et de son neveu Jean-Baptiste), la photographe poursuit donc un travail paradoxal. De l'objet sensoriel (la main hier, l'œil aujourd'hui), elle passe à sa "fonction" (le toucher, le regard). Pour "Tentation du visible" l'artiste rappelle que l'œil par lui-même est toujours trop loin pour qu'on y cerne le regard. 

Le premier navigue dans le vague, seul le regard traque l'appel à la présence. La première demeure attentatoire, seul le second devient "fable". Passant d'objet à fonction, l'œil devenu regard "change de main". Et plus particulièrement lorsqu'il s'agit de celui du Christ peint par Philippe de Champaigne, il n'existe plus de feinte : les paravents que constituent le mensonge, la culpabilité ou le repentir se taisent. Ne reste plus, dedans, de rumeur si ce n'est celle de la lumière de l'âme qui elle-même n'est plus très loin.

Chaque œuvre compose avec le diaphane. Non que la photographe refuse l’épaisseur voire les jeux de plans stratifiés qui désynchronisent parfois la représentation. Mais tout se fond dans un principe de divisé-divisant. Le visible (apparence) disparaît en tant que tel au profit d’une mise en aura. Certes une figuration demeure mais comme en trompe-l’œil. Dans chaque "photographie" émerge un phénomène à la fois de dédoublement et d'enlacement. L'image se manifeste comme apparition mais indique aussi quelque chose qui ne se manifeste pas. Il y a donc là un phénomène indiciaire aussi subtil qu’étrange et qui tient lieu de trouble. Ce qui est montré ne signifie donc pas simplement mais annonce quelque chose qui se manifeste par quelque chose qui ne se manifeste pas.

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