MARTINE TANNÉ
Philosophe de formation, autodidacte dans la pratique artistique, la photographie est entrée tardivement dans mon travail de création mais elle y a aujourd’hui une place prépondérante. Je me sens davantage plasticienne que photographe. L’appareil photographique est pour moi un medium au même titre qu’un pinceau ou un crayon.
Il me permet de noter, croquer, glaner plus facilement ce que le réel me donne à voir ou plutôt résiste à me donner à voir. Je cherche à m’émanciper d’un usage classique du médium photographique que ce soit par la recherche de nouveaux supports, de techniques hybrides, et surtout d’un nouveau rapport à la réalité. Il me plait de bousculer le réel non pas pour m’en échapper mais pour mieux le questionner. Je cherche à produire une image émancipée, une «image pensive» comme le dirait Jacques Rancière. Dans cette perspective, je crée, dans la rudesse d’espaces parfois violents, contraignants, des sortes d’épiphanies, d’improbables situations poétiques et (ou) métaphoriques et je m’appuie sur la matérialité de la photographie pour donner chair à des imaginaires puissants. J’aime à jouer de l’ambivalence, ambivalence de la technique que j’utilise, pas toujours identifiable, ambivalence des lieux que je photographie, ambivalence des univers et des histoires suggérés. Mes images se veulent à la fois politiques et poétiques, elles s’engagent dans l’urgence de la mémoire d’une réalité enfouie, trop souvent muette. Elles racontent des histoires où peuvent se rencontrer la Grande et la petite histoire. Idéalement elles tendent à passer du statut de l’image à celui de l’objet.
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Obsolescence
« L’obsolescence de l’homme » est le titre de deux recueils d’études de Günther Anders écrits il y a plus d’un demi-siècle et pourtant d’une criante actualité. Selon Anders, il y a quelque chose de périmé en l’homme, son humanité elle-même. Date du début de péremption : 1945, quand se conjuguent la découverte d’Auschwitz et les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki.
Avec la déréalisation du monde, la déshumanisation du quotidien, la marchandisation générale, la récurrence des guerres et des génocides, Anders avait vu juste, « l’univers sans l’homme » expression baudelairienne est devenue réalité. Le terme anthropocène apparu en 2000, décrit l’ère capitalo-industrielle où s’imprime, jusque dans les strates géologiques de la planète, l’action tellurique de l’homme. Omnipotent, l’homme modifie sa condition en déréglant, par sa seule action, l’environnement et le vivant, générant ainsi écocide et anthropocide. En s’éradiquant par sa propre volonté, tout se passe comme si l’homme relevait d’une nature morte.
Cette série d’images consiste à explorer le liminal, ce qui est à la limite de nos perceptions, ce qui est tout juste perceptible. La figure humaine s’efface progressivement pour n’être plus figurante. On assiste à la disparition de l’humanité.
Comme à Hiroshima, son ombre persistera. Naissent alors des perceptions désincarnées du monde, des paysages post-humains, entropiques.